« La croix de Ptoërmel» : l'illustration d'un débat d'actualité

Fin octobre 2017, la nouvelle explosa sur les réseaux sociaux : le Conseil d’État, par une décision du 25 octobre 2017 (Fédération morbihannaise de la libre pensée et autres, n° 396990) venait de priver le Pape Jean-Paul II de sa croix !
Ce qui allait devenir l'affaire de la croix de Ptoërmel et engendrer un tollé de « Touche pas à ma croix ! » n'était pas un nouveau débat, mais tout de même la confirmation que le vieux débat « ordre public – laïcité – liberté de pensée, de conscience et de religion » était toujours d'actualité.

En l'espèce, le Conseil d’État devait trancher dans le cadre d'une affaire opposant la Commune de Ptoërmel à la Fédération morbihannaise de la pensée libre. Cette dernière contestait la présence dans l'espace public d'une oeuvre artistique ?composée d'une statue du Pape Jean-Paul II couronnée d'une arche surplombée d'une croix, réalisée par un artiste étranger qui en avait fait cadeau à la commune).

La position du Conseil d’État reste invariable depuis des années.
L’écho que sa décision a eu et le désaccord manifesté montrent que cette position pourrait être nuancée.

La règle de l’interdiction des manifestations religieuses en public et ses nuances

Le principe de la laïcité garantit d'un côté l'égalité des cultures présentes sur le territoire républicain (l'égalité dans leur existence), mais interdit ou restreint, d'un autre côté, la manifestation de la religion en public.

Aussi, la loi préserve-t-elle le patrimoine religieux tel qu'il existait avant la loi du 9 décembre 1905 (conformément notamment, à son article 28). Pour les signes ou emblèmes religieux élevés dans les espaces publics après 1905, la loi pose le principe de l'interdiction (sauf pour les lieux de culte, les cimetières et les musées ou expositions). En revanche, leur exposition est permise sur les propriétés privées, même visibles depuis l'espace public.

Cette position exige plusieurs observations.

Ainsi, l'interdiction de la manifestation des croyances et signes religieux dans l'espace public est-elle la règle.

Le principe de proportionnalité ne semble pas pouvoir faire obstacle à l'applicabilité systématique de cette règle directement liée au concept politique et constitutionnel (article 1er) de la laïcité, il ne peut qu'apporter des nuances soutenues par la défense des libertés fondamentales.

La position du Conseil d’État, réitérée à maintes reprises (voir pour les crèches de Noël : Conseil d’État, n° 395223, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée c Conseil Général), est ainsi constante et confortée dans une certaine mesure par la position de la Cour européenne des droits de l'homme.

(Voir aussi Conseil d’État, Un siècle de laïcité, La Documentation française, Paris, 2004)

Par une décision du 1er juillet 2014 (SAS c France, n° 43835/11), la CEDH jugeait que l'interdiction de dissimuler le visage dans l'espace public, prévue par la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, n'était pas contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, notamment aux articles 8 (droit à une vie privée et familiale normale) et 9 (liberté de conscience et de religion), dès lors qu'elle était justifiée par des exigences de vivre-ensemble et des exigences minimales de la vie en société.

Cette position doit être rapprochée de l'objectif affirmé par le Conseil constitutionnel, qui est la protection de l'ordre et de la sécurité publics. (voir dans ce sens, Décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010). Aussi, la garantie du «vivre ensemble» s’affirme comme partie intégrante de la protection de l’ordre public.

Toutefois, quel qu'en soit l'objectif, le constat est le même : l'interdiction des manifestations religieuses en public.

La loi du 15 mars 2004 relative au port des signes religieux à l'école apporte une nuance (l'interdiction étant conditionnée par le caractère ostentatoire et non discret du port de ces signes).

Puis, une position nuancée et assez intéressante est adoptée par la Cour européenne des droits de l'homme sur le rôle de la neutralité de la Convention face au pouvoir d’appréciation des États membres dans l’application du principe de laïcité.

En effet, par une décision de principe rendue le 18 mars 2011 (n° 30814/06, Lautsi et a. c / Italie), la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme fut appelée, sous la pression des critiques des différents États membres, à se prononcer sur le maintien des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes. Par un arrêt du 3 novembre 2009, la Cour avait conclu à la violation de l'article 2 du Protocole n° 1 (droit à l'instruction) examiné conjointement avec l'article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion).

Aussi, revient-elle en Grande Chambre sur la question, en mettant en avant la neutralité de la Convention et le pouvoir d'appréciation laissé aux États, pour conclure : « s'il est évident qu'en imposant un crucifix dans les salles de classe, la réglementation italienne donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire, ceci ne s'analyse pas en soi comme une démarche d'endoctrinement (dans la mesure, par exemple, ou ceci n'est pas associé à un enseignement obligatoire du christianisme)».

Toutefois, ce n'est pas inutile à le préciser, la Cour ne s'exprime que par rapport au droit à l'instruction (fondé sur l'article 2 du Protocole n° 1) versus la liberté de manifestation de la religion, mais non sur l'opposition éventuelle entre la protection de l'ordre public et la liberté de manifestation de la religion (fondée sur l'article 9 CEDH).

En revanche, le Conseil d’Etat, au lieu de vérifier le juste - ou pas - équilibre d’intérêts qui pourrait s’établir entre la liberté de religion, d’un côté, et l’expression artistique, en l’espèce), d’un autre côté, gèle le débat au niveau de l’atteinte que la liberté de religion pourrait apporter, dans sa manifestation publique, à l’ordre public. Aussi, pour éviter tout risque, toute manifestation publique est interdite.

Une possible ouverture apportée par la différence entre la garantie de l'existence de la liberté de religion et la limitation de sa manifestation ?

La position du Conseil d’Etat est justifiée par le fait qu’aucune atteinte n’est portée à l’existence de la liberté de religion, mais uniquement à son exercice.

La distinction faite entre existence et exercice de la liberté de religion est manifestement mise en évidence dans la Convention européenne des droits de l'homme. L'article 9 (paragraphe 2) met l'accent sur la limitation du seul exercice de cette liberté, sous la réserve que la limitation trouve un fondement dans la loi et pour deux raisons : la défense de l'ordre public et la défense des libertés d'autrui.

(voir par exemple Jean-François RENUCCI, L'article 9 de ma CEDH, Dossiers sur les droits de l'homme, dossier n° 20, Editions du Conseil de l'Europe, 2004)

Éliminons d’abord les cas où la loi de 1905 ne s’applique pas. On avait vu en 2004 que l’interdiction des crucifix dans un endroit public ne s'applique pas si ces crucifix étaient en place avant la loi de 1905. L'article 28 pose l’interdiction « à l'avenir ». Aussi, ces mêmes crucifix peuvent rester en place sur un mur même en cas de rénovation (Cour administrative d'appel de Nancy, 3 juin 2004, n° 02NC00147).

L’intérêt du débat n’intervient que lorsque la loi devrait s’appliquer, mais que les circonstances peuvent amener à nuancer le couperet de son interdiction.

Il apparaît ainsi qu'un crucifix peut être conservé, au titre du patrimoine historique d'une commune, dans une vitrine d'exposition comportant divers objets sans connotation religieuse. « La circonstance que cette vitrine soit placée à l'intérieur d'une salle ouverte au public ne porte pas atteinte à ces dispositions, dès lors que le crucifix ne peut alors être regardé comme un emblème religieux apposé dans un emplacement public au sens de la loi du 9 décembre 1905. » (Cour administrative d'appel de Nantes 12 avril 2001, n° 00NT01993).

Le Conseil d’État pour sa part, dans sa décision du 25 octobre 2017, laisse entendre l'inapplicabilité possible de l'interdiction de la loi de 1905 lorsque l'objet représentant une oeuvre d'art perdrait sa connotation religieuse.
Mais, par une dissection peu vraisemblable de la structure matérielle de cette construction (totalement rejetée par l'ancien Maire de la commune de Ptoërmel et difficile à comprendre lorsque l'on cherche l'intention de l'artiste), le Conseil d’État rejette cette possibilité :

« […] Si l’arche surplombant la statue ne saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905, il en va différemment, eu égard à ses caractéristiques, de la croix. Par suite, l’édification de cette croix sur un emplacement public autre que ceux prévus par l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 précité méconnaît ces dispositions, sans que la commune et l’association intervenante en défense soient utilement fondées à se prévaloir ni du caractère d’oeuvre d’art du monument, ni de ce que la croix constituerait l’expression d’une forte tradition catholique locale, ni de la circonstance, au demeurant non établie, que la parcelle communale sur laquelle a été implantée la statue aurait fait l’objet d’un déclassement postérieurement aux décisions attaquées. »

Le caractère artistique d’une manifestation religieuse semble permettre un débat et faire obstacle à la toute puissance de l’interdiction.
Par ailleurs, la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public comporte ainsi une exception à l'article 2

"II. L’interdiction prévue à l’article ?er ne s’applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. »

En revanche, par deux décisions du même jour (09.11.2016, aff. n° 395122 et n° 395223), le Conseil d'Etat interdit les crèches de Noël dans les établissements publics, malgré le caractère artistique:

"6. Dans l'enceinte des bâtiments publics, sièges d'une collectivité publique ou d'un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l'installation d'une crèche de Noël ne peut, en l'absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques."

Toutefois, un débat est posé.

Quid du principe de proportionnalité

En principe, toute interdiction, fut-elle la règle, ne devrait pas aller au delà de ce qui est nécessaire et utile pour assurer la défense de l’ordre public.

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle qu’ «il convient cependant que les ingérences dans l’exercice du droit à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions correspondent à « un besoin social impérieux », soient « proportionnées au but légitime visé » et
soient « prévues par la loi ».

(CEDH, Kokkinakis, c/Grèce, 25 mai 1993, aff. 14307/88, Hassan et Tchaouch c/Bulgarie, 26 octobre 2000, req. n° 30985/96)

C’est cette proportionnalité là que l’on ne retrouve peut-être pas dans la décision du Conseil d’Etat du 25 octobre 2017. Ceci expliquerait l’émotion collective manifestée sur les réseaux sociaux.